Est-il abusif de vendre une société avec ses liquidités ?

Est-il abusif de vendre une société avec ses liquidités ?
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Est-il abusif de vendre une société avec ses liquidités ?

Les tribunaux peuvent désormais y voir un abus fiscal.  La prudence est donc de mise.

Le traitement fiscal lors d’une vente des actions d’une société contenant des liquidités est en pleine ébullition. Et pour cause : deux décisions judiciaires récentes sont venues battre en brèche la vision communément admise qui consistait à considérer que ce cas de figure échappait à l’impôt.

Revirement de la jurisprudence

La Cour d’Appel d’Anvers a estimé dans un arrêt du 6 septembre 2022 que la partie du prix correspondant aux liquidités disponibles dans les sociétés cibles, ayant fait l’objet d’un montage avec un crédit pont et une distribution de dividendes post-cession, était taxable dans le chef du cédant. En l’occurrence, il s’agissait d’un montant de liquidités d’environ 6,3 millions d’euros par rapport au prix total d’environ 14 millions d’euros. Le cédant, qui avait fait appel à des conseillers professionnels, aurait donc commis un “abus fiscal” dans la mesure où il aurait été plus normal de sortir les liquidités avant la cession et de subir le précompte mobilier.

Cette position est désormais confirmée par la Cour de Cassation suite à son arrêt du 11 janvier 2024. Il s’agissait d’un pourvoi en cassation pour le même cas que celui évoqué ci-dessus. La Cour a estimé que l’abus fiscal était avéré même si le cédant n’était pas impliqué personnellement dans tous les actes juridiques posés. Il suffit de constater son “unité d’intention”, à savoir le lien existant entre les différents actes juridiques.

Ces arrêts, qui appliquent pour la première fois la mesure anti-abus à une opération de cession d’entreprise, amorcent un réel revirement pour les praticiens des fusions et acquisitions (1).

Le contexte juridique et pratique

Afin de mieux appréhender l’ampleur de ce changement, il paraît utile de rappeler le contexte juridique et pratique qui régit cette matière.

Pourquoi inclure des liquidités dans le prix de vente ? Lorsque le cédant est une personne physique, une sortie de la trésorerie par dividende est soumise au précompte mobilier (2).  Par contre, en les incluant dans le prix de cession, l’acquéreur qui s’est constitué en société pourra les sortir ultérieurement selon le régime mère-fille ou RDT (Revenus Définitivement Taxés), exempté de tout impôt. On comprend aisément l’intérêt de la chose…

Rappelons que les plus-values sur titres n’échappent à la taxation que si elles sont réalisées dans le cadre d’une “gestion normale d’un patrimoine privé”. Cette exonération, considérée comme un pilier de notre régime fiscal, est en réalité une exception, toutefois confirmée récemment par la Cour Constitutionnelle (3).

La notion d’abus fiscal (art. 344 §1 CIR) a été ajouté à l’arsenal législatif en 1993.  Le principe de la voie la moins imposée se voit désormais limité par cet autre principe qui est l’abus fiscal. Souvent brandi comme menace mais moins utilisé dans la pratique, la notion d’abus fiscal tend donc à se renforcer.

Tandis que la vente d’une “cash company” (une société qui contient uniquement ou de manière prépondérante des liquidités) était considérée comme abusive depuis longtemps, ce n’était pas le cas lorsqu’une société cible détenait une proportion raisonnable de liquidités. La notion de “Net Cash” ou “Excess Cash” est d’ailleurs un ratio habituel utilisé pour les exercices de valorisation (4). Les montages permettant de financer cette trésorerie et la sortir éventuellement post-cession faisaient légion, le principal garde-fou étant l’assistance financière (5).  Les deux arrêts susmentionnés viennent donc donner un coup d’arrêt assez brutal à une pratique peu controversée.

Quels enseignements en tirer ?

Quels enseignements faut-il en tirer dans la pratique ? Faut-il considérer comme abusif le cas où un actionnaire “normalement diligent” revend une société qui détient des avoirs liquides nécessaires au fonds de roulement ?  En tout cas, les montages visant à éluder le précompte normalement dû s’il n’y avait pas eu de cession, semblent critiquables. Tout est une question de circonstances et la prudence reste plus que jamais de mise.

 

(1) Voir notamment les articles de Me Denis-Emmanuel PHILIPPE (Bloom Law) et Me Huu-Toan NGUYEN (cabinet Afschrift).

(2) En principe au taux de 30%. Ce taux pourra être réduit dans le cas de la constitution d’une réserve de liquidation moyennant le respect de conditions strictes.

(3) Article 90,1° CIR. Ce principe a été confirmé par la Cour Constitutionnelle par un arrêt rendu le 24 févier 2022.

(4) Une des principales méthodes de valorisation consiste à appliquer un multiple à l’EbitDA et d’en retirer la dette nette. Lorsque la dette nette est négative (présence de liquidités), celle-ci est ajoutée au prix.

(5) Cette notion de droit civil limite les possibilités d’utiliser les avoirs de la cible afin de protéger les créanciers.

 

Un article pour La Libre Eco de Tanguy della FailleManaging Partner chez FB Transmission